Les aliments voyageurs

A l’instar des êtres humains, les aliments n’ont cessé de voyager à travers les époques et les continents. Le sujet est à ce point riche que la Chaire Unesco Alimentations du monde lui a consacré un colloque en 2018. Damien Conaré, son secrétaire général, est venu donner une conférence sur ce même thème lors de salon de l’Agriculture Nouvelle-Aquitaine le 7 juin 2019. Un sujet on ne peut plus d’actualité pour un sujet on ne peut plus intéressant pour les membres de la Kus Alliances présents.

« Parler d’alimentation c’est parler de grand brassage »

Damien Conaré

« Manger le monde » est une expression qui pourrait résumer à elle seule le métissage des aliments avec lequel nous vivons depuis des siècles. Ainsi, selon une étude du Centre international d’agriculture tropicale datant de 2016, les deux-tiers des aliments que nous consommons sont originaires d’autres régions du monde. Il semble donc bien que le monde entier se niche dans nos assiettes !

Un métissage fruit d’une longue histoire

Ce métissage alimentaire n’est pas nouveau. Il est en effet le fruit d’une longue histoire de migrations humaines, de conquêtes, de grandes découvertes et d’échanges commerciaux au sein desquels les produits agricoles et alimentaires ont toujours tenu une place importante.  Songeons par exemple au commerce des épices qui, depuis la haute Antiquité, a enrichi Égyptiens, Grecs, Arabes ou Portugais. Souvenons-nous des Hollandais qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, se sont taillés un empire maritime et économique à travers la Compagnie des Indes orientales. En la matière, les voyages des plantes et la transformation de nos habitudes du petit-déjeuner sont des exemples particulièrement éclairants…

Les voyages des plantes

Presque tout le monde connaît l’histoire de la tomate, de la pomme de terre ou du maïs originaires du « Nouveau Monde », et apportés en Europe par les Espagnols. On sait moins en revanche que de très nombreuses autres plantes vivrières ont changé de continent à partir du XVIe siècle, bouleversant les habitudes alimentaires et les pratiques agricoles.
Cette première mondialisation est essentiellement le fait des navires portugais de la ligne des Indes qui disséminaient graines et plants aux escales de Madère, des Açores, du Brésil, de São Tomé, de l’Angola, du Mozambique, de Goa, de Malacca ou de Manille. C’est ainsi que les plantes typiquement asiatiques comme le cocotier, le manguier, les orangers doux, se sont rapidement retrouvées en Afrique occidentale et aux Amériques. À l’inverse, de nombreuses plantes américaines comme l’ananas, l’arachide, la citrouille, la goyave, les noix de cajou se sont implantées sur les deux autres continents. Parmi elles, le piment, inconnu en Asie, a très tôt été introduit à Goa où il a bouleversé les pratiques alimentaires ; ou encore le manioc, introduit à São Tomé dès 1550 pour devenir rapidement la première ressource vivrière du continent. L’Afrique, quant à elle, a exporté quelques plantes d’importance comme le café, la pastèque ou le palmier à huile. La canne à sucre, d’origine asiatique, a connu dès le XVe siècle une exploitation quasi industrielle à Madère, à São Tomé, puis au Brésil. Ces plantes voyageuses ont parfois amené des transformations dans la manière de s’alimenter comme en témoigne l’histoire du petit déjeuner européen.

Le monde dans nos tasses

C’est au XVIIIe siècle que les Européens prennent progressivement l’habitude d’un « petit-déjeuner » organisé autour de boissons chaudes issues de matières premières d’origine tropicale : le thé (venu de Chine), le café (venu d’Afrique) ou le chocolat (venue d’Amérique), trois boissons chaudes servies le plus souvent avec du sucre venu d’Outre-mer.

À la fin du XVIIe siècle, les catégories sociales européennes les plus aisées découvrent thé, café et chocolat. Au XVIIIe siècle, leur consommation, en particulier matinale, se diffuse dans les milieux populaires, puis beaucoup plus largement encore au cours du siècle suivant. Un engouement qui nécessite de développer la production… à travers principalement l’esclavage. Cela fait dire à Damien Conaré que le petit-déjeuner tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas sans rapport avec les inégalités dans le monde…

La pizza ou la conquête des tables du monde

Si des produits comme le thé, le café ou le chocolat ont conquis le monde, il est un plat venu du sud de l’Italie qui s’est imposé lui aussi presque partout. Née à Naples aux alentours du XVIe siècle, la pizza a connu au XXe siècle, et plus particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, une diffusion universelle. Aux Etats-Unis, elle est même devenue l’une des nourritures quotidiennes les plus consommées. Ironie du sort, elle revient aujourd’hui en Europe et en Italie sous des formes américanisées !
L’histoire de la diffusion et de l’appropriation de la pizza à travers le monde fait dire à Damien Conaré que « même mondialisée, la pizza n’efface pas les frontières et les identités particulières ». Elle est en cela un cas d’école pour comprendre les mécanismes culturels des emprunts et des processus d’influence réciproque.

La transmission culinaire avec Grandmas project

Si les emprunts sont une dimension importante de notre alimentation, la question de la transmission est aussi capitale comme en témoigne le projet Grandmas. Tout est parti il y a une dizaine d’années de l’expérience personnelle de Jonas Pariente, réalisateur et producteur. Il prend conscience que c’est par la cuisine que ses deux grands‐mères (l’une juive égyptienne, l’autre juive polonaise) lui ont transmis leur identité. Pour comprendre sa triple culture (française, slave et méditerranéenne), il décide de les filmer en train de cuisiner : ingrédients, épices, recettes, gestes…, puis décide de partager son expérience avec d’autres citoyens du monde en leur proposant de filmer à leur tour leurs propres grands-mères en cuisine. On est en 2013 et la web-série participative Grandmas project commence ! On y trouve la recette du Soufflé au fromage par Yaya filmée par Chloé Ledoux (France), celle de l’Ajvar par Marta Dilparić filmée Ivana Barišić (Serbie et Pays-Bas) ou encore le Marillenknödel par Mamé filmée par Mona Achache (France-Autriche). Au total plus de vingt films qui racontent la transmission par la cuisine… et l’aventure se poursuit toujours !

La cuisine pour rester connecté à son identité avec le projet Tawlet

Autre exemple de transmission mais aussi d’expression de son identité par la cuisine, le projet libanais Tawlet qui rassemble des femmes migrantes ou réfugiées venues du Liban, de Palestine et de Syrie. En 2009, Kamal Mouzawak, qui se définit lui-même comme un « activiste culinaire », initie ce projet à Beyrouth. Il s’agit d’un restaurant où des femmes de différentes régions et pays viennent cuisiner leur plat traditionnel. « La cuisine, c’est tout ce que ces femmes rapportent avec elles de leur pays. Elles viennent de régions différentes et ce projet leur permet de se recréer une identité nationale autour de la cuisine et de perpétuer les traditions culinaires de leurs régions », explique Kamal Mouzawak pour qui ce projet vient compléter un engagement de longue date autour de « la cuisine qui rassemble ».

Rien ne circule ni ne voyage sans être transformé 

Ainsi, le voyage des aliments, la migration des hommes et des femmes qui les cuisinent ont façonné et façonnent encore un monde riche d’hybridations, d’emprunts réciproques et de recompositions identitaires autour de l’alimentation. Pour Damien Conaré, « rien ne circule ni ne voyage sans être transformé ». Un avis partagé par Laurence Tibère, sociologue à l’Université de Toulouse pour qui, non seulement les aliments voyagent mais également les manières de les cuisiner et de les manger. Adaptations, hybridations et inventions sont au cœur de la cuisine… et pour longtemps encore.

Pour aller plus loin

Chaire Unesco Alimentation du monde : https://www.chaireunesco-adm.com/

Programme complet du colloque Les Aliments voyageurs : https://www.chaireunesco-adm.com/2018-Les-aliments-voyageurs

Grandmas project : grandmasproject.org

Projet Talwet : https://www.youtube.com/watch?v=aZu1t9SDpX8

© Sonia Moumen (rapporteuse des échanges) pour Champs Libres membre de Kus Alliance France.

This post is also available in: AnglaisAllemandPortugais - du Portugal


Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *